Le métier d’illustrateur en questions
Comment fait-on pour devenir illustratrice ?
Vous vous posez des questions sur le métier d’illustrateur ?
Comment et pourquoi choisit-on cet art appliqué à la croisée du dessin et du graphisme ? Comment se déroule la vie quotidienne d’une illustratrice ? Quelles sont les étapes d’un projet de commande à un illustrateur freelance ?
Et bien pour répondre à toutes ces questions, j’ai rencontré et interviewé pour vous l’artiste illustratrice et graphiste Solène Debiès. Nous nous sommes donné rendez-vous dans un restaurant à Paris (elle vit à Nantes), et nous avons essayé d’aborder tous les sujets et questions que les internautes, professionnels ou étudiants, pouvaient se poser sur ce métier.
M.F. Bonjour Solène ! On connait vos illustrations de personnages graphiques et colorés qui s’affichent régulièrement dans des magazines, des livres ou des visuels de marques. Pouvez-vous nous raconter votre parcours, pour répondre à cette question que l’on vous pose souvent sur votre blog :
Comment devient-on illustrateur ?
S.D. Il y a une multitude de chemins possibles pour devenir dessinateur ou illustrateur, mais la base est bien sûr le goût de l’image et la pratique du dessin. J’ai toujours adoré dessiner, mais je ne me destinais pas pour autant aux métiers de la création et des arts graphiques lorsque j’étais enfant. J’aimais surtout beaucoup les sciences et les mathématiques, et les professeurs comme mes parents me destinaient plutôt à une carrière d’ingénieur ou de scientifique…
Les marges de mes brouillons d’équations et d’algèbre étaient couvertes de petits crayonnés de personnages.
« Mon rêve était de faire du dessin, mais je ne pensais pas qu’il était possible d’en faire son métier. »
Aucun de mes professeurs de collège ou de lycée ne me poussait en ce sens ! Ma passion pour les arts graphiques grandissait, je m’intéressais aussi à la mode, à la peinture… Et un jour, ça a été le déclic. A la fin de ma terminale C, à l’inverse de tous les conseils et recommandations de mon entourage, je me suis inscrite dans une école d’Arts appliqués à Nantes ! J’ai eu mon Bac, et au grand désarroi de mon entourage scolaire j’ai arrêté les maths et les sciences pour apprendre le dessin et la pratique des arts graphiques.
Pensez-vous que votre formation en arts appliqués et dessin narratif a été un atout pour votre carrière artistique ?
Comme pour beaucoup de formations ou d’études supérieures, mon école m’a surtout permis de m’ouvrir l’esprit sur des disciplines connexes au dessin, comme le graphisme (qui à l’époque se pratiquait encore essentiellement avec des feutres et des collages !), la peinture mais aussi le design ou l’architecture. Ces études artistiques m’ont aussi transmis des bases pour utiliser les outils numériques dédiés à la création comme le logiciel Adobe Illustrator. L’informatique, c’était très nouveau pour moi, et je ne pensais pas que l’ordinateur allait ensuite prendre une telle place dans ma pratique des arts visuels et du dessin ! On y apprenait aussi à travailler sur des projets, à décrypter une image, à comprendre un brief, à travailler en équipe sur certains projets. Je continuais à pratiquer le dessin par plaisir, mais cette longue phase d’études m’a permis de poser un nouveau regard critique sur mes créations artistiques et graphiques et de réfléchir à mes images.
« J’ai commencé à développer ce qui est encore aujourd’hui mon « style » d’illustration… »
… et à m’améliorer d’un point de vue technique au niveau du dessin et des outils informatiques pour la réalisation. C’est là que j’ai appris à maîtriser le logiciel de dessin vectoriel Adobe Illustrator, dont je me sers encore aujourd’hui pour réaliser un grand nombre de mes images.
Comment avez-vous débuté votre carrière d’illustrateur ?
En juin 96, j’avais 21 ans et je venais de terminer mon école d’Arts Appliqués et dessin narratif. En juillet, tout juste diplômée, j’ai répondu à une annonce pour un poste de graphiste dans une agence de publicité à Nantes. J’ai commencé en Août ! C’était un job très polyvalent : je créais des logos, je faisais beaucoup de graphisme, de mise en page pour des affiches, des catalogues, des plaquettes, des magazines…
« J’ai commencé à apprendre à analyser un brief, à échanger avec les clients, à travailler en équipe sur des propositions de concepts graphiques… »
Il y avait aussi toute une partie assez technique avec le suivi de la production avec les imprimeurs (car c’était avant l’ère numérique, à l’ère du « print » !). On envoyait des fichiers sur des disquettes ZIP chez un photograveur, on validait les épreuves, on retournait chez l’imprimeur pour valider des Bons à Tirer… Bref, ce premier job de directeur artistique junior m’a permis de toucher à différents métiers de la conception et de la chaîne graphique. Mais même si j’y je commençais à proposer mes illustrations dans quasiment tous les projets, le dessin me manquait… Je suivais alors déjà le travail de grands illustrateurs connus comme Jason Brooks ou Jordi Labanda à l’époque, des dessinateurs comme Sempé ou Mario de Miranda, et j’ai décidé de me consacrer entièrement au dessin et à l’illustration. Je me suis donc lancée en illustratrice freelance après 3 ans passés dans cette agence de publicité.
Comment avez-vous fait pour trouver vos premiers clients ?
J’avais lié connaissance avec différents professionnels de la création et de l’industrie graphique sur la région de Nantes lors de mes 3 années en agence de publicité. Notamment avec des imprimeurs et des photographes. Dès que je me suis mise en indépendante, une enseigne de mode et de prêt-à-porter m’a demandé si je pouvais m’occuper de la direction artistique de ses catalogues. C’étaient de très gros projets à gérer pour moi à l’époque, mais c’était extrêmement intéressant et cela m’offrait une certaine visibilité financière pour développer mon activité d’illustration. J’avais proposé un concept graphique de catalogue basé sur des décors illustrés dans lesquels nous venions intégrer les photos des mannequins. Je choisissais le photographe, les mannequins, je dessinais les scènes à photographier sous forme de rough, je réalisais la mise en page des catalogues, je suivais l’impression… bref je m’occupais de tout, toute seule !
« Et à côté je dessinais… Je commençais donc à me constituer un portfolio ou book d’illustrations… »
que je montrais aux agences et à certains clients potentiellement acheteurs d’illustrations. C’était avant l’époque d’internet, des blogs et d’Instagram, et pour se faire voir et bien il fallait rencontrer les interlocuteurs… Donc on peut dire que pour trouver mes premiers clients, j’ai commencé par prospecter… Je contactais par téléphone les magazines et les agences de publicité, à Nantes, mais aussi en région parisienne, et j’allais leur montrer mon book !
Et quelles ont été vos premières commandes ?
Au début des années 2000, je travaillais essentiellement pour des clients institutionnels, comme des mairies, des conseils généraux, des chambres de commerces et d’industrie. Je créais des illustrations éditoriales pour leurs magazines ou leurs newsletters, des affiches pour des événements culturels, de la communication institutionnelle. Puis très rapidement j’ai eu des commandes pour la presse et des magazines féminins : Jeune et Jolie, Femme Actuelle, Le Figaro, Marie-Claire. Des illustrations éditoriales et des premières illustrations de mode et de beauté. Des entreprises et quelques marques commençaient aussi à faire appel à moi pour des créations de dessins ou de graphismes pour leur communication, quelques logos. A l’époque je voyageais déjà beaucoup, et
« lors d’un voyage en Inde j’ai eu la chance de croiser l’équipe de la rédaction et de la direction artistique du magazine EllE India »
, basé à Bombay. S’en est suivie une collaboration régulière de plus de 7 années qui m’a offert une certaine visibilité à l’international. Cette collaboration a aussi fait connaître mon travail plus généralement dans l’univers de la mode et de la beauté : j’ai travaillé pour d’autres magazines mode et beauté, et des marques comme Ictyane ou L’Oréal se sont intéressées à mes dessins. En parallèle j’ai aussi commencé à travailler pour des marques aux Etats-Unis comme Paypal, Tupperware ou encore la marque de parfum Zizou.
Comment s’organise aujourd’hui votre vie professionnelle ? Comment sont organisées les journées d’une illustratrice indépendante ?
Mes années s’organisent déjà en 4 grandes périodes différentes. Les mois de septembre à décembre sont pour moi une grande période de production. Je réponds à mes commandes dans les domaines de la publicité, de l’édition, de la presse magazine. De janvier à fin mars je pars généralement en voyage avec ma famille (mon mari et mes 2 filles), en Asie ou en Amérique.
« Mes voyages sont à la fois des périodes où je vais trouver de l’inspiration, des périodes de création et de recherches, mais aussi des moments privilégiés pour rencontrer d’autres artistes ou créateurs. »
J’ai toujours beaucoup voyagé, c’est absolument essentiel pour moi. A mon retour, les mois d’avril à juillet sont à nouveau consacrés à la création et à la production. Et le mois d’août est celui des vacances dans la nature, généralement celle du Quercy que j’affectionne particulièrement… un mois de détente en famille toujours ponctué de plein de petites recherches, esquisses et crayonnés pour trouver les idées qui alimenteront les créations de l’année !
Ensuite, au niveau de ma vie quotidienne lorsque je suis en France, j’essaie d’organiser mes journées et planning pour ne pas être débordée et avoir toujours du temps à consacrer pour la création. Le matin, je passe environ 1 heure à la correspondance par email. Mon mari, qui est aussi mon partenaire au niveau du studio de création, m’aide beaucoup dans toutes les tâches administratives et commerciales telles que les devis, les aspects juridiques, etc. Vers 10 heures je coupe tous mes moyens de communication pour pouvoir créer. Je passe environ 4 jours par semaine sur des projets de création pour des commandes de clients (livres, magazines, publicité, communication et contenu de marque) et j’essaie de me garder au moins une journée entière dans la semaine pour des recherches personnelles. Puis en fin d’après-midi, je repasse un peu de temps sur la correspondance avec les clients, les partenaires, les aspects administratifs.
Le plus important est de ne pas se laisser déborder par des surcharges de travail. J’essaie donc de tenir à jour un rétro-planning de tous mes projets, avec à chaque fois un estimatif des durées de travail prévisionnel. Lorsque qu’un client me demande de lui faire un devis, je donne donc toujours un délai qui me permet de ne pas me retrouver « sous l’eau » à un certain moment… Il n’y a pas de problème pour être un peu chargée sur des tâches de réalisation, mais pour moi la création demande de la tranquillité, du temps, de la respiration… Donc je m’aménage des plannings bien remplis mais jamais surchargés. Et ce n’est pas le plus simple car les clients ont souvent des impératifs de délais très courts et ont du mal à comprendre que la création demande du temps et de la respiration d’esprit !
Et justement, comment gérez-vous la relation avec vos clients ?
Et bien il y a autant de relations différentes qu’il y a de clients ! J’essaie dans un premier temps de n’aller que vers des projets qui m’intéressent ou me motivent. Il y a des clients qui sont des professionnels de la création, de l’édition, de la publicité ou de la communication. Ceux-là connaissent en général bien les besoins et contraintes inhérentes à un projet de création d’illustration ou de graphisme. Leur demande est généralement précise, concise, détaillée. Leur brief est clair et compréhensible. Le contrat de commande et de gestion des droits d’auteur est simple à établir et repose sur des bases solides.
« Je peux directement me consacrer à la création, c’est-à-dire à mon métier »
Et puis il y a des clients qui sont des porteurs de projets : des auteurs ou écrivains, des chefs d’entreprises, start uppers ou créateurs de mode. Leur projet est souvent passionnant, mais il y a beaucoup de temps à passer avec eux pour les aider à définir leurs besoins en termes de création, à établir un devis, un contrat de commande et de gestion des droits… C’est souvent un peu l’aventure, mais quand j’ai un peu de temps et que le projet me motive vraiment, je me lance.
Il y a un aspect administratif et juridique important à prendre en compte dans le métier d’illustrateur ?
Oui bien-sûr car certains projets représentent de réels enjeux, et il est absolument nécessaire de parfaitement les encadrer tant du point de vue du déroulé de la commande que de la cession des droits. Un agent d’illustrateur permet à beaucoup de créateurs de s’affranchir de ces démarches. C’est mon cas dans certains pays, comme aux USA notamment, où le droit d’auteur est différent. Mais en France je m’occupe de ces aspects directement avec mon avocat, qui est spécialisé dans les droits d’auteurs et la propriété industrielle. Je travaille avec lui depuis presque 20 ans : l’objectif est bien de garantir aux commanditaires des créations qu’ils puissent utiliser de manière parfaitement sereine.
En tant qu’artiste illustratrice freelance, sous quel statut juridique travaillez-vous ?
Je suis inscrite à la Maison des Artistes pour toutes mes activités de création d’illustration. Il me semble que c’est le statut le mieux adapté, mais il n’est pas possible de facturer autre chose que de la création artistique ou du droit d’auteur avec ce statut.
Quels projets récents ont marqués votre parcours d’illustrateur ?
Tout récemment, j’ai été enchantée de créer les illustrations des affiches de l’opération « Sales and the City » menée par la ville de Cannes.
« La campagne publicitaire a été diffusée sur la côte d’Azur et sur la région de Londres »
et j’ai été très impressionnée par l’impression en grand format déployée sur la façade du palais des festivals !
J’ai aussi créé l’illustration de couverture du roman « the Marriage Clock », de l’auteur Zara Raheem paru chez Harper Collins à New York. Je suis toujours enchantée que mon graphisme puisse servir de pont entre les communautés culturelles occidentales et asiatiques, en l’occurrence américaines et indiennes dans ce cas !
Ma collaboration avec l’humoriste Olivier Giraud pour son livre « Le Guide (très) pratique du parfait parisien » a aussi été pour moi un très bon moment de création. J’ai créé une dizaine de dessins d’humour pour cet artiste vraiment très drôle !
Enfin j’ai réalisé une série d’illustrations pour la prestigieuse maison de luxe Van Cleef and Arpels. Ce projet, sous la direction de l’agence de publicité Makheia, a été un vrai plaisir !
Comment pourriez-vous décrire votre style d’illustrations ?
Je fais des dessins à la fois assez simples et narratifs, et à la fois assez stylisés. Mon style de dessin peut s’apparenter à une « ligne claire », mais j’utilise parfois des ombres et des effets de lumière. J’utilise depuis toujours une ligne rouge pour délimiter le contour du dessin.
En termes de technique, je commence toujours par faire un crayonné sur papier.
« J’ai plein de petits carnets sur lesquels je gribouille toutes les idées qui me passent par la tête. »
Quand j’ai un peu de temps, je re-dessine ces esquisses de manière plus aboutie pour arriver à un projet de dessin. Quand le dessin au crayon me convient, soit je le finalise au crayon de couleur, à l’acrylique, l’aquarelle, la sanguine ou au feutre, soit je le scanne et l’importe dans le logiciel de dessin vectoriel Illustrator. A partir de là je travaille avec « l’outil plume » ou « courbes de Béziers », qui sont à la base du principe du dessin vectoriel. Cela peut paraître un peu fastidieux de dessiner avec cette technique, mais pour ma part cela fait plus de 20 ans et c’est comme si mon cerveau de dessinatrice était directement connecté à l’algorithme du logiciel !
Au niveau de mes sujets de prédilection, je dessine essentiellement des scènes de vies où les personnages principaux sont des femmes, à la fois décidées, conquérantes mais vulnérables. Elles restent toujours douces, légères et drôles. Elles sont parfois entourées d’hommes, dans des univers urbains ou des architectures d’intérieur que l’on peut qualifier de « lifestyle ». J’essaie toujours de mettre un peu d’humour et de légèreté dans mes personnages et mes illustrations, car je revendique de pratiquer un art mineur, léger et coloré, donc autant en profiter ! J’adore le travail des dessinateurs d’humour tels que Voutch, Sempé ou l’indien Mario de Miranda. Sans me définir comme dessinatrice d’humour, j’essaie de faire sourire ou de rendre légers les sujets de mes illustrations lifestyle, mode ou beauté.
En tout cas moi cela me fait souvent sourire ! Et pour l’avenir, avez vous des projets, des envies ?
Oui, j’ai plein d’envies et plein de projets !
En numéro 1 je travaille sur un projet de livre personnel.
« C’est un livre illustré dont le fil rouge est bien sûr la femme dans des postures et des situations graphiques de notre époque contemporaine. »
Je remets en scène certaines de mes illustrations préférées et j’en recréé d’autres spécifiquement pour l’ouvrage. J’essaie d’allier des illustrations que l’on pourrait qualifier de narratives, avec des objets illustrés purement graphiques. J’ai aujourd’hui quasiment toute la matière du livre, je travaille maintenant sur l’orchestration des images et sur la mise en page. J’ai hâte de le terminer !
- En numéro 2 j’aimerais créer une scénographie mettant en scène mes personnages, puis l’exposer, en recréant notamment des dialogues sonores entre les personnages, des ambiances… Je travaille avec mon mari, qui est aussi designer sonore, sur une installation immersive autour de mon univers.
- En numéro 3 je pense développer une petite structure pour éditer mes images. J’ai beaucoup de demande de la part du public, et si je vends quelques illustrations au coup par coup via mon site internet (je fais fabriquer certaines impressions sur-mesure), j’aimerais éditer des collections d’affiches et de posters, de cartes postales, de certains objets… Cela fait des années que j’ai ce projet d’édition en tête et je n’ai toujours pas réussi à trouver le temps de bien le faire.
- En numéro 4 : Je veux réaliser des scènes illustrées de grandes tailles (type frise) pour des espaces architecturaux. Je rêve de travailler pour des lieux de transports comme des aéroports, des gares …
- En numéro 5 : je veux garder du temps pour les voyages, pour créer par plaisir et bien sûr pour m’occuper de mon mari et de mes enfants !
Tout un programme ! Merci Solène Debiès
Marc Falco